Vies minuscules, Pierre Michon

16/06/2024


Pierre Michon possède une intelligence narrative qui émeut. Sa prose, faite de phrases longues et de rares pauses, se lit presque comme de la poésie et oblige le lecteur à ne pas perdre le rythme imposé par son écriture, plus comme une partition que comme un texte. Il manie la langue avec précision et sa vaste culture est le véhicule parfait pour raconter ses histoires.


Vies minuscules, son premier roman (1984), représente le bildungsroman, un roman de formation ou d'apprentissage qui aborde une période vitale produisant des changements substantiels et marquant la manière de se confronter à la vie. Pour Michon, ce furent les années où le latin devint son refuge, le savoir une nécessité, "les autres" une lutte quotidienne, et son objectif la lecture des classiques. À travers huit histoires, certaines couvrant un cycle vital complet, il nous plonge dans son enfance jusqu'à la jeunesse perdue dans une quête de soi-même dans le monde d'hier. 

La lourde aventure de la croissance se terminait, il était surprenant qu'elle ne soit pas éternelle.

Il tourne toujours autour de ses souvenirs, du monde rural où il a grandi et où la climatologie, l'orographie, la végétation, l'odeur, les sons, la lumière... font la différence. Tout cet attachement à la terre le transforme et forme une identité à laquelle il ne peut renoncer. Biologie et culture forment un tout qui façonne une personnalité très particulière. L'âge l'a ramené à ce monde qu'il avait quitté il y a déjà de nombreuses années mais qu'il n'a jamais vraiment quitté, à Cards, un petit village de la région du Limousin, au cœur de la France.


Michon est un maître pour décrire les protagonistes de ces histoires. Il les dessine à petites touches, sa composition est minutieuse et il y revient sans cesse jusqu'à trouver ce qu'il cherche dans un acte de création absolue, rendant visible l'invisible. Dans certains cas, la précision crue de ses descriptions est inquiétante et perturbante, mais la beauté de son langage surpasse le sentimentalisme et les affronte sans concessions et avec honnêteté. La structure spatio-temporelle fonctionne comme le fil conducteur du roman qui avance à travers des déceptions et des échecs, tout en laissant la tranquillité de l'acceptation de l'évidence, sans place pour le pessimisme. Il y a toujours une place pour l'ironie, comme lorsqu'il se réfère à ces malades de la folie comme des fainéants optimistes, ou même quand il parle de la mort. Toute la narration montre l'interaction intime et constante entre l'écrivain et les protagonistes de ses histoires, qui le poussent vers l'âge adulte.

... le monde, qui n'est pour nous que le vestiaire où nous habillons notre image.


Il parle de ce temps identifiable qui entraîne des pertes définitives et explique la manière d'être dans le monde: 

...cette conscience d'un temps brisé pour toujours où le passé va grandir démesurément.

En même temps, il utilise la mort pour expliquer la vie, "enfant, je savais que d'autres enfants mouraient :

[...] j'avais été à leurs côtés et je savais que nous étions faits de la même pâte; je doutais qu'ils deviennent, comme on me l'assurait, des anges à part entière.

Cette façon de s'identifier aux morts bouleverse lorsqu'il se réfère à son père comme l'Absent, le grand absent, (inaccessible et caché comme un dieu) qui habite son corps détruit par les excès d'alcool et de stupéfiants. Une simple rencontre remue le passé que nous voulons oublier, dans ce désajustement de l'écrivain avec le monde et ce besoin de réconciliation avec lui. Nous sommes notre mémoire qui révèle un discours sur le sens de la vie et la manière de la comprendre.


Dans Vies minuscules se trouve le germe de certaines de ses œuvres ultérieures. Déjà, il a en tête Rimbaud le fils, après avoir lu, étant encore enfant, un article intitulé Arthur Rimbaud, l'éternel enfant. De même, son amour pour les grands maîtres de la peinture, Roger van der Weyden, Hals, Goya, Van Gogh, se reflétera plus tard dans Maîtres et serviteurs.


Michon fait de la généalogie pour comprendre sa propre existence, écoute et regarde le passé pour trouver dans les petites choses le sens du monde. Dans un passage du roman, il imagine s'ouvrir comme un livre qu'il lit lui-même, (pour la joie du public), dans cette idée que les livres blessent et séduisent. Il est un narrateur de première main pour certaines vies et de seconde main pour d'autres, quand il parle de ce qu'on lui a raconté, pour approfondir jusqu'à ce que l'air manque.


Il n'y a rien de plus excitant que de trouver des livres qui ouvrent de nouveaux horizons, non seulement par ce qu'ils disent mais par la façon dont ils le disent, Vies minuscules est l'un d'eux : 

Les choses du passé sont vertigineuses comme l'espace, et leur empreinte dans la mémoire est défectueuse comme les mots : (malgré cela) je découvrais qu'on se souvient.

La vie est le récit, la narration que la littérature nous offre.


Pierre Michon a souvent répété une phrase de Bataille

Bien sûr que toute forme d'art peut exister indépendamment du désir de prodige. Mais toute œuvre de laquelle ce désir est absent n'est pas une grande œuvre.

 Ici, nous trouvons les deux, la raison et l'émotion, le désir et le prodige.